53 - Mémoire & Tradition -
I – LA TRADITION -
Du latin traditio, tradere {de trans = à travers et dare = donner, dans le sens de faire passer à un autre, remettre, transférer}, la Tradition se définit comme :
- l'ensemble de faits, légendes, opinions, doctrines, coutumes, usages, transmis oralement sur un long espace de temps,
- la manière d'agir ou de penser, transmise depuis des générations au sein d'un groupe,
- le transfert juridique de la possession d'une chose faisant l'objet d'un contrat {du latin traditio = remise de la chose nécessaire à la formalisation d'un contrat (vente ou prêt) en droit romain}, concept inopérant quant à la recherche de solution à la question posée,
- la transmission du contenu de la Vérité révélée à partir de l'Écriture, par les Pères de l'Église, les conciles, les docteurs de l'Église, la liturgie & les documents, dans l'Église catholique romaine, même remarque que précédemment.
Écartons également dès à présent la notion de traditionalisme, en ce qu'elle représente un souhait de retour à des valeurs traditionnelles, et non la transmission de ces valeurs.
Pour les sciences humaines, en sociologie, la Tradition est une coutume ou une habitude, mémorisée et transmise de génération en génération, qui a précédé la création des systèmes de l'écriture.
Deux concepts retiennent immédiatement l'attention :
- sur la forme, celui de mémoire et de conscience individuelles comme collectives d'un héritage,
- sur le fond, celui d'héritage immatériel, voire matériel pour la transmission écrite y compris dans ses acceptions actuelles d'écriture dématérialisée, vecteur de l'identité d'une communauté.
La notion de Tradition comporte aussi une part d'illusion entretenue à des fins symboliques et normatives, dans la mesure où elle véhicule des savoirs comme des actes porteurs de valeur et de signification pour un groupe humain particulier.
Observons également que, même si elle se présente sous différentes formes selon les pays, la Tradition revêt une valeur universelle, transmise au travers les temps immémoriaux, touchant aussi bien à des domaines religieux, moraux, culturels, sociaux, (etc.), s'écartant ainsi de la notion plus restrictive de Coutume, pratique localisée à un espace géographique défini ; Tradition & Coutume sont cependant intimement liées, voire associées, la Tradition, d'essence symbolique, contenant les éléments dont la mise en application concrète relève de la coutume.
Enfin, pour clore ce chapitre des définitions, il convient d'évoquer "L’invention de la tradition", concept popularisé en 1983 par l'historien communiste britannique Eric Hobsbawm et l'historien britannique Terence Ranger, selon lesquels il existe beaucoup de Traditions récemment forgées, alors qu’elles semblent ou se prétendent anciennes, inventées en réponses à des situations nouvelles de temps de crise, dont le seul rapport au passé est motivé par une recherche de légitimité. Un tel concept ne trouve son utilité que pour la compréhension des emplois idéologiques du passé et les utilisations politiques de la mémoire collective, notamment par la commémoration.
II – MÉMORISATION DE LA TRADITION -
Qu'en est-il de la transmission de la Tradition ?
Celle-ci peut revêtir plusieurs formes : la transmission mémorielle, la transmission écrite, la transmission génétique, la transmission au moyen de médias divers, matérialisés ou non.
La mémorisation ne se réduit pas à ce que nous savons "par cœur" ; lieu d'accumulation des souvenirs, des habitudes, des référence qui structurent notre personnalité, elle est une porte d'accès sur notre vie intérieure ; mais surtout, elle se fonde sur le langage, élément essentiel qui joue un rôle de médiateur dans tout effort de compréhension, au travers duquel tradition et rationalité peuvent cohabiter, le langage cette "puissance" dont nous ne nous rendons pas maîtres, mais qui nous forme en tant qu'il nous élève vers l'Universel, comme il nous met en relation avec ce qui nous entoure, ce langage porteur de tradition et de raison.
Or, il convient d'avoir toujours présent à l'esprit que, comme pour la retranscription de la musique, en matière d'analyse et de conservation des situations humaines complexes, tout ne peut s'écrire, chaque individu, du fait de son passé, de son vécu, des limites de ses capacités sensorielles et intellectuelles, ne percevant qu'une partie de ce qui existe ; au surplus, la Tradition, en ce qu'elle est porteuse de symbolisme, ne peut être totalement appréhendée, quel que soit d'ailleurs le média de transmission.
Contrairement à la mémoire, plus volatile, l'écriture – sous quelque forme que ce soit – permet d'archiver les informations, de réorganiser ce savoir, de le classer différemment, afin d'en permettre une autre approche, voire d'en déceler les ruptures logiques. Mais dans ces conditions, la transmission de ces éléments se fait hors de son concept, de son contexte et de son énonciateur, ce qui est probablement à l'origine de l'émergence de savoirs plus rationnels, plus abstraits, complexes et objectivés, facteurs d'évolution et de progrès. Une telle situation n'est cependant pas antinomique, Jean d'Ormesson rappelant à ce propos que "la plus haute tâche de la Tradition est de rendre au Progrès la politesse qu'elle lui doit et de permettre au Progrès de surgir de la Tradition comme la Tradition a surgi du Progrès", et l'académicien et homme politique Édouard Herriot estimant que "la Tradition c'est le Progrès dans le passé, comme le Progrès dans l'avenir sera la Tradition".
En revanche, en matière de transmission orale, il n'existe pas de "version standard", à chaque étape de la transmission des changements insensibles pouvant intervenir ; au surplus, les limites de la mémoire humaine ne permettent pas l'accès à une approche simultanée d'un ensemble important et variés d'énoncés.
Pour l'anthropologue, philosophe et ethnologue, Jean Pouillon (1916-2002), une Tradition ne peut être traitée comme un héritage du passé mais comme une pratique présente par laquelle "nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminés" ; pour l'anthropologue Gérard Lenclud, une Tradition est "un morceau de passé taillé à la mesure du présent". Ainsi, transmettre une Tradition c'est, bien souvent faire un choix présent.
III – TRADITION & MÉMOIRE -
L'idée de transmission d'une Tradition est souvent approchée comme une reproduction à l'identique de ce que l'on a soi-même reçu de ses ascendants ou de ses maîtres ; cette signification, centrée sur la fidélité au modèle et la conservation de l'héritage, ne retient qu'une partie des phénomènes observés dans les sociétés humaines, la culture étant un déterminisme variable... Certes, un peuple sans traditions est un peuple sans mémoire, comme un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir.
En fait, la Tradition est le berceau à partir duquel toute réflexion est possible, en ce qu'elle fournit le cadre de référence pour la représentation d'une situation nouvelle. Dans ces conditions, loin d'être un verrou ou un blocage, la mémoire, en tant qu'elle permet l'accès à la Tradition, en est un stimulant.
En revanche, la mémoire ne doit jamais jouer le rôle principal, ce qui la conduirait à inhiber les efforts nécessaires de l'esprit indispensables pour mener l'analyse de la situation nouvelle, se l'approprier, voire par effet systémique, enrichir la Tradition ; ce qui renvoie bien évidemment à la parabole du "sot instruit" qui ne se réfère qu'à des situations connues, la prédominance de son activité mémorielle le conduisant à ne produire que des idées connues, sclérosant ainsi toute sa capacité créatrice.
"Quand on châtie le moqueur, le sot devient sage" ; dans ces conditions, faire l'économie de toute réflexion créatrice et s'entourer de solides, fidèles et sûrs gardiens pour s'opposer à tout producteur d'idées nouvelles ou dérangeantes, est un moyen sûr d'accéder au bonheur béat car, comme le rappelait Napoléon Bonaparte, ce fin connaisseur de l'humanité souffrante, "le sot bénéficie d'un grand avantage sur l'homme instruit, il est toujours content de lui-même".