34 - Bonheur & Travail -
I – LE CONTEXTE -
Selon Voltaire (François-Marie Arouet - 1694-1778), "le Travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin" (conclusion de Candide) ; qu'en est-il de son action bénéficiaire, notamment en matière de "Bonheur" ?
II – LES NOTIONS -
20 – Le Bonheur -
Il est souvent posé comme une fin suprême de l'existence humaine, le moteur sous-jacent de toutes nos actions ; mais, est-il possible d'atteindre une telle fin, ou ne s'agit-il pas seulement d'un idéal inaccessible, voire un "optimum fantasmé" ?
"Le Bonheur", selon le philosophe grec Aristote (-684-322), est une "Fin parfaite" en ce qu'il est "toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue d'une autre chose" ; il n'est ni un instrument, ni un moyen, mais uniquement une fin ; tout ce que nous choisissons l'est en vue de parvenir à une fin, sauf "Le Bonheur", qui est une fin en soi, la chose la plus désirable de toute, seule capable d'apaiser le désir. Si pour Aristote, "Le Bonheur" est désirable, pour Platon (ca. -428-ca. -348), le désir est un manque, alors que "Le Bonheur" est d'un contenu indéterminé... Sur ce plan d'analyse, "Le Bonheur" est il une réalisation de tous les désirs ou plus simplement la disparition des troubles liés au désir ?
Pour les Épicuriens, si le plaisir est essentiel au bonheur, certains désirs amènent plus de troubles que de réjouissances : il faudra les écarter, et se contenter des désirs naturels et nécessaires, parce qu'ils sont source de plaisir et faciles à satisfaire.
Pour les Stoïciens, "Le Bonheur" ne saurait être durable s'il dépend des circonstances extérieures : une discipline de la volonté est nécessaire pour qu'il ne dépende que de l'individu et non des caprices de la fortune.
Selon Emmanuel Kant (1724-1804), nous sommes dans l'impossibilité de définir "Le Bonheur" par lui-même : il est l'état maximal de satisfaction.
21 – Le Travail -
Ce concept, qui dérive du latin "tripalium", terme qui désigne un instrument de torture, trouve trouve son origine dans la Bible où Dieu condamna Adam au travail, comme châtiment du péché originel. D'ailleurs, dans le modèle aristocratique ou antique grec, le travail, occupation de l'esclave, est méprisé, considéré comme une activité dégradante ; le Christianisme hérite de la pensée grecque et affirme la supériorité de la pensée sur le corps et valorise la vocation spirituelle de l’homme à accéder à la vie éternelle et non le temps consacré ici-bas à l’effort de vivre. Il faut attendre la fin du Moyen-âge pour que cette interprétation soit modifiée, que l’acte même de la création soit repensé comme un Travail par lequel Dieu fait du monde son Œuvre ; l’œuvre divine (opus dei) est alors repensée comme le résultat d’un travail, selon une perspective quasiment artisanale et démiurgique, ce qui fait de Dieu un grand Artisan ; c'est sur cette base que Saint-Augustin revalorise le travail monacal.
Dans de telles conditions, travailler est-il un obstacle à la liberté et au bonheur ?
Pour le philosophe, "Le Travail" peut se définir comme l'ensemble des activités par lesquels l'homme satisfait à des besoins et transforme la réalité. Ce peut être également une activité dont le produit a été obtenu par un effort, voire sous la contrainte, même sans lien avec la satisfaction d'un besoin.
Si "Le Travail" est trop souvent vécu comme une contrainte, il n'en reste pas moins le moyen de s'affranchir de la nature et de conquérir ainsi une certaine liberté ; c'est ce que montre Georg Hegel (1770-1831) lorsqu'il écrit "en m'apprenant à retarder le moment de la satisfaction de mes désirs, le travail m'oblige à me discipliner". L'effort est alors le moyen d'acquérir la maîtrise de soi, par la libération de la tyrannie de ses instincts.
"Le Travail" ne peut pas seulement être pensé comme une contrainte liée à la survie ; selon Karl Marx (1818-1883), "par son travail, l'homme cultive et humanise la nature et se cultive lui-même". Tel est également le sens de "La dialectique du maître et de l'esclave" chez Hegel "le maître, i.e. celui qui jouit du travail d'autrui sans avoir rien à faire de ses dix doigts, est finalement le véritable esclave ; et l'esclave, qui apprend à se discipliner lui-même et acquiert patiemment un savoir-faire, devient maître de lui comme de la nature. Alors qu'il était une contrainte subie et la marque de l'esclavage, le travail devient moteur de notre libération".
"Le Travail" est également un fondement de la propriété ; en effet, selon John Locke (1632-1704), "Le Travail" est le fondement même de la société civile, comportant en lui-même un élément de régulation, puisque "comme je ne peux pas tout travailler, ma propriété est naturellement limitée : le droit naturel répartit donc équitablement la propriété entre les hommes" ; cependant, pour Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), ce droit naturel (relevant de la nature humaine) n'est pas un droit positif (lié et écrit par le corps social) car dans une société de droit c'est la loi et non le seul travail qui fixe les limites de la propriété de chacun. Cette conception du travail libéral sera reprise dans la pensée économique, sous la houlette notamment des économistes de l'école classique, dont Adam Smith 1723-1790), Jean-Baptiste Say (1767-1832), Thomas Malthus (1766-1834).
III – TRAVAIL & BONHEUR -
Il est certain que l'exercice d'un métier plaisant, aussi contraignant puisse-t-il être, exercé dans un cadre enrichissant et valorisant, est de nature à conduire sur une voie du 'Bonheur".
Si "Le Travail" occupe une place très importante dans la vie des individus, au regard du temps qu'ils y consacrent, il ne représente qu'un moyen, pas une fin en soi. Ce n'est pas un domaine dans lequel on s'investit pour oublier, ou se mettre à l'abri d'autres contraintes ; la durée actuelles des carrières, en entreprise notamment, est la quotidienne illustration de la vanité d'un tel investissement personnel.
"Le Travail" a fait l'objet, au cours de ces dernières années, de nombreux débats et études, notamment sur la question de savoir s'il demeure une valeur centrale dans la société contemporaine.
"Le Bonheur au Travail" est une donnée totalement subjective, car il mesure le vécu des acteurs. Et "Le Bonheur au Travail" n'est pas l'apanage d'un groupe social ; selon une enquête relatée dans la revue "Sciences Humaines", la moitié des ouvriers expriment une souffrance au travail supérieure à la moyenne et il en va de même pour plus d'un tiers des cadres ; et, contrairement à ce que l'on pourrait spontanément imaginer, plus d'autonomie dans son travail ne signifie pas automatiquement plus de bonheur ; en fait, la relation est positive pour les catégories les plus qualifiées, elle est faible voire inexistante au bas de la hiérarchie professionnelle. Le constat est similaire pour ce qui touche au lien entre intensité au travail et vécu subjectif de ce dernier. Les cadres ne sont guère affectés par une élévation des rythmes d'activité alors qu'en revanche, l'effet en est destructeur pour les ouvriers non-qualifiés.
D'une manière générale, "Le Travail", s'il n'est pas considéré comme une obligation pour la subsistance, peut conduire au "Bonheur" s'il permet d'assurer l'insertion sociale, de procurer une reconnaissance du groupe, s'il est source de satisfaction et d'épanouissement personnels. Dans le cas contraire il est vécu comme une aliénation, le privant de sa liberté et du plaisir de l'accomplissement d'une tache, éléments primordiaux du "Bonheur".
IV – EN CONCLUSION -
"Le Monde du Travail" pourrait être repensé pour limiter la souffrance et (re)trouver "Le Bonheur au Travail" ; ainsi, selon Isaac Getz, professeur à l’École supérieure de commerce de Paris, sur une étude portant sur plus de deux cents entreprises dans le monde, un mode de fonctionnement dit "libéré", supprimant par exemple le pointage, remplaçant les horaires par des objectifs, librement négociés, permettant l'initiative individuelle, et surtout abolissant la pesanteur hiérarchique, est de nature à limiter une telle souffrance et à procurer des résultats positifs, aussi bien pour les salariés que pour les comptes de l’entreprise. En résumé : « La confiance rapporte plus que le contrôle».