25 - Douter d'Autrui -
I – LE CONTEXTE -
Dans la recherche d’une définition du concept de Dieu, ont été abordées les questions relatives à la croyance et à l’ignorance, aux bienfaits et méfaits de la croyance ; après s’être interrogés sur la notion de doute, l’un des constituants de ce moteur de recherche de la connaissance, sur le fait de douter de Soi, abordons la proposition corrélative : doit-on douter d’Autrui ?
C’est tardivement, avec René Descartes (1596-1650), qu’est formulé pour la première fois le problème de l’existence d’Autrui à partir de la constitution fondamentale de l’être pensant. L’expérience de la pensée étant profondément individuelle, la seule substance pensante dont je puisse avoir la certitude est la mienne ; commet est-il possible qu’existe un alter ego, un autre moi qui ne soit pas moi ? Est ainsi introduit le concept de "solipsisme" {du latin solus, seul et ipse, soi-même}, attitude générale pouvant être théorisée sous une forme philosophique et non métaphysique, selon laquelle il ne saurait y avoir, pour le sujet pensant, d'autre réalité que lui-même.
Selon Martin Heidegger {(1889-1976) philosophe allemand dont la pensée apparaît dominée par la question du sens du mot "être", qui a fait évoluer le concept de phénoménologie de la science de l’apparence vers la science de ce qui n’apparaît pas à première vue}, il est impossible de penser un Sujet, sans relation aucune avec d’autres Sujets, pour lui greffer après-coup cette relation à l’autre ; pour Heidegger, seul le questionnement portant "hors de l'Étant", est un acte philosophique.
II – AUTRUI -
En partant du concept de phénoménologie, tentons de cerner une définition d’Autrui.
Selon la conception chrétienne, la reconnaissance de l'autre est fondée sur un idéal, l'Autre me renvoie l'image de Dieu : dans cette optique, nous sommes tous égaux, tous les mêmes.
Selon Jean-Paul Sartre {(1905-1980), écrivain français, philosophe politiquement engagé, dramaturge, romancier, nouvelliste et essayiste}, Autrui me dévoile que je ne suis pas le centre de mon monde ; il me "vole mon monde", car son regard me dépossède de moi-même en ce qu’il fait de moi un objet parmi les objets du monde ; Autrui devient par là-même une pleine subjectivité dans la mesure où il n’y a d’objet que pour un sujet ; et, pour me ressaisir en tant que sujet, je dois à mon tour constituer l’autre en objet...
Selon Georg Wilhelm Friedrich Hegel {(1770-1831), philosophe allemand représentatif de l’idéalisme allemand, qui conçoit la philosophie sous forme de système dans lequel tous les savoirs suivent une logique dialectique, système alors présenté comme une phénoménologie de l’esprit} la "conscience de soi" n’existe qu’en tant qu’elle se différencie de l’autre ; le Moi est défini par les limites qui le séparent d’Autrui ; ainsi, pour parvenir à la conscience de Soi, la reconnaissance d’Autrui est nécessaire.
Selon Emmanuel Lévinas {(1906-1995) philosophe français d'origine lituanienne, dont la pensée se situe au carrefour de la phénoménologie et de la philosophie existentielle}, le "Visage de l’Autre" m’ouvre sur un au-delà de moi-même. Cet aspect témoigne de la fragilité de l’Autre et engage ma responsabilité à l’égard de lui.
Avant d’aborder l’antithèse "Il ne faut pas douter d’Autrui", il semble intéressant de s’intéresser au concept d’intersubjectivité tel que développé par Edmund Husserl {(1859-1938), philosophe, logicien et mathématicien autrichien, naturalisé prussien, fondateur de la phénoménologie, qui eut une influence majeure sur la philosophie du XX° siècle} ; pour Husserl, dans ses "Méditations cartésiennes", l’ego est d’emblée ouvert à Autrui mais n’a pas les mêmes relations avec celui-ci qu’avec les objets du monde, à raison d’une part, de l’existence d’une association passive du corps à celui de l’autre, d’autre part, de la faculté que lui offre son imagination de se mettre à la place de l’Autre.
Mais la phénoménologie husserlienne restant prisonnière de la représentation et de la perception, le philosophe allemand Max Scheler {(1874-1928), dont l’œuvre durable porte sur la phénoménologie de l’affectivité}, imagina une voie médiane d'accès à l'existence d'Autrui (intersubjectivité), l'affectivité, qui relie les êtres en deçà de la dualité sujet-objet, qu’il examina principalement sous l’aspect de la sympathie, perception ou encore compréhension affective des émotions d'Autrui, qui laisse subsister la différence entre ce qu'Autrui ressent et ce que je ressens moi-même à la vue de ses peines ou de ses joies.
Estimant que la construction d'une dialectique unilatérale du Moi et de l'Autre s'avérait impossible, aussi bien avec Husserl qui dérive l'alter ego de l'ego, qu'avec Levinas, pour qui c'est l'Autre qui assigne le Moi à sa responsabilité, Paul Ricœur {(1913-2005), philosophe français qui développa la phénoménologie et l'herméneutique, en dialogue constant avec les sciences humaines et sociales} avec "Soi-même comme un autre" (1990) va tenter d'opposer une troisième modalité de l'altérité : "l'être-enjoint en tant que structure de l'ipséité", telle qu'elle puisse se concilier avec l'estime de soi et s'attester dans une réciprocité qui n'aurait plus rien d'asymétrique...
III – EN CONCLUSION -
Selon le philosophe grec Aristote (-384-322), l'être humain a besoin d'Autrui pour se connaître lui-même : "La connaissance de soi est un plaisir qui n'est pas possible sans la présence de quelqu'un d'autre qui soit notre ami ; l'homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d'amitié pour apprendre à se connaître soi-même" {dans "La Grande Morale"}.
Selon l’approche phénoménologique, la conscience de Soi présuppose la connaissance d'Autrui. Je ne pourrais être conscient de mon existence sans être en même temps conscient de l'existence d'Autrui ; la conscience est d'abord dirigée vers le monde avant d'être consciente de Soi ; ceci est d’autant plus prégnant que le monde actuel est fortement sociabilisé ; pour être conscient de mon existence et de mes expériences, je dois d'abord être conscient qu'Autrui perçoit les mêmes choses que moi.
Dans sa "Phénoménologie de la perception" le philosophe français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) estime que la perception a une dimension active en tant qu'ouverture primordiale au monde vécu : on peut aussi connaître Autrui par le dialogue et le langage permet le contact avec l'Autre avec plus de perspectives, chaque protagoniste exprimant sa pensée et se rendant disponible pour écouter l'autre, ce qui forge la compréhension mutuelle.
Il résulte de tout ce qui précède que, la connaissance de soi-même, en tant qu’elle passe par la connaissance d’Autrui, nécessite qu’un crédit certain, mais non non limite, soit attribué à ce dernier. En constituant Autrui comme une personne, je m'oblige à le respecter en tant que tel.